Claude Bonin-Pissarro (né en 1921) est exposé à la Galerie Réno jusqu’au samedi 7 mai 2016. L’exposition est particulièrement réussie : simplicité des lignes, éclats de lumière, ouvertures de perspectives. On entre dans l’intimité de l’œuvre par des natures mortes, des paysages ; les plages rayonnent par des touches suggérées. La nature est la principale source d’inspiration du peintre mais les personnages s’imposent aussi avec des corps au coloris orangé ou une gestuelle. L’exposition Rétrospective Claude Bonin-Pissarro représente plus de soixante ans de peinture ; dans les années 2000, les toiles tendent vers l’abstrait par des jeux d’optique, un ensemble de traits.
Le peintre Claude Bonin-Pissarro vient d’une célèbre famille d’artistes, il est le petit-fils du doyen de l’Impressionnisme, Camille Pissarro (1830-1903), ses oncles étaient des peintres reconnus. Les Pissarro comptent une vingtaine de peintres dont Claude Bonin-Pissarro et son fils Frédéric. En parallèle à la peinture, il a eu une carrière professionnelle active liée à l’image (publicitaire, graphiste…). Il vit désormais près de Sommières, dans l’Hérault. Dans son atelier, un bureau est installé, il écrit sur son grand-père. Rencontrer Claude Bonin-Pissarro, c’est tourner les pages de l’histoire de la peinture, de l’Impressionnisme à aujourd’hui. Si l’artiste est humble, à 95 ans, il est vif, brillant, son humour comme ses confidences sont une belle leçon.
Depuis quand peignez-vous ?
Claude Bonin-Pissarro : J’ai jamais su, j’ai l’impression depuis toujours. On grandit et les dessins grandissent avec vous. A l’âge de 16 ans, mon père, Alexandre Bonin (1876-1943) qui était peintre, m’a dit de passer les concours d’une grande école. Alors j’ai passé le concours de l’école des Arts décoratifs et j’avais la limite d’âge. A notre grand étonnement, j’ai été reçu premier. J’ai failli y enseigner mais j’ai fait de la publicité. Il faut dire aussi que c’était compliqué, il y a eu la guerre, l’Occupation allemande.
Oui, c’était pendant votre jeunesse.
Claude Bonin-Pissarro : Pendant l’Occupation allemande, il y avait le S.T.O.1 L’école des métiers d’art, à Paris, demandait des enseignants. Je suis rentré dans cette école avec Camille Fleury (1914-1984) qui était le directeur de l’école des métiers d’art et qui sortait des Arts déco comme moi. Un homme a compté à cette période, c’est Jaujard2 qui m’a envoyé à Avignon pour mettre à l’abri les œuvres du Musée Calvet.
Vos vingt ans, et puis vous aviez un nom d’origine juive et la période…
Claude Bonin-Pissarro : Oui, c’était épouvantable. Ils recherchaient les origines. C’était la grosse crainte… Mon grand-père avait une position particulière dans le mouvement impressionniste, notamment parce qu’il était juif. Cézanne l’a reconnu et parle très bien de Camille Pissarro. Mais à son enterrement, Degas, qui était ouvertement antisémite, a inventé un prétexte pour ne pas venir et d’autres peintres ne sont pas venus. Mon grand-père a aussi pris partie pour Dreyfus. Il était anarchiste. Il a fait Les Turpitudes sociales3, c’étaient des dessins anarchistes. Il avait tout contre lui. Il est né dans les Antilles danoises donc pour certains, il n’était pas Français.
Votre mère4 peignait ?
Claude Bonin-Pissarro : Non, mais elle avait un autre don, elle aurait pu être couturière. Elle avait un talent de couturière extraordinaire, elle créait des robes avec goût. Elle habillait Madeleine, ma sœur aînée.
Elle n’apparaît pas dans le catalogue5 des Musées de Pontoise consacré à votre famille, il y a un grand vide. On voit votre cousine, Orovida Pissarro6. Mais on se dit, il y a les cinq garçons devenus peintres et il manque la fille.
Claude Bonin-Pissarro : Mon grand-père l’encourageait, elle faisait des dessins, mais ma grand-mère7a préféré la garder pour les tâches éducatives. Pour faire son trousseau, avant son mariage, ma mère se cachait, sinon elle était demandée. Donc c’était quand même assez dur.
Très peu de femmes à l’époque osaient la peinture.
Claude Bonin-Pissarro : Oui effectivement, il y avait peu de femmes. Il y a eu Mary Cassatt (1844-1926), une grande amie de Camille Pissarro. Pour une femme, faire de la peinture, c’était inconcevable.
Par contre, il y a de beaux portraits de votre mère.
Claude Bonin-Pissarro : Mon grand-père l’appelait Cocotte, il l’aimait beaucoup, il la peignait. Mon grand-père partait tout le temps pour peindre. Il voyageait, il allait à Rouen, à Dieppe, dans les villes environnantes, il écumait la région. Il a fait toutes les vues de Rouen. Il y a eu une très belle exposition sur l’Impressionnisme à Rouen. Il y avait les cathédrales de Monet et toutes les peintures de Rouen de Pissarro. Il restait un mois pour peindre à Rouen et ma grand-mère se retrouvait seule pour s’occuper des enfants. Je me souviens de ma grand-mère, elle n’était pas commode. Et elle râlait tout le temps. On prenait le train pour aller la voir à Éragny. Ma mère apportait des paniers de provisions avec des serviettes de table. Mais ma grand-mère qui n’avait pas à cuisiner râlait quand même.
La campagne, la ruralité, c’est très marqué chez Camille Pissarro.
Claude Bonin-Pissarro : Oui, il y avait aussi le côté travailleur qui l’intéressait. Il a peint des usines qui apparaissent sur ses toiles. Il a fait les ports de Rouen, on voit des travailleurs qui étaient sur les quais qui desservaient les bateaux. Il y a des bateaux à vapeur par temps brumeux.
Quels sont les peintres que vous admirez ?
Camille Pissarro, bien évidemment. Mais j’apprécie des peintres de différents courants picturaux. Matisse, j’aime beaucoup. Picasso.
De quels peintres vous sentez-vous le plus proche ?
Claude Bonin-Pissarro : Bonnard et Matisse. J’aime la période un peu après le Fauvisme.
Comment procédez-vous pour peindre ?
Claude Bonin-Pissarro : C’est selon les événements. Je cherche mon carnet de croquis, mes crayons de couleurs, je fais des dessins. Je peins parfois directement mais les paysages, je les fais après. Je fais des dessins ou des aquarelles. La première impression est plus facile à projeter quand vous faites avec des crayons de couleurs ou de la gouache. Et après dans l’atelier, vous améliorez, vous agrandissez. La petite anecdote que vous avez faite au bout du pinceau, elle vous laisse une grande liberté d’interprétation qui permet de faire de la peinture plus interne, plus réfléchie. Vous peignez l’âme des choses, derrière ce que l’on voit. Les notes sont fugitives et d’après elles, on peut rêver autour et faire une peinture inspirée. Ma peinture, on dit que c’est joyeux, elle m’a rendu heureux et c’est ce que je veux peindre.
Vous travaillez d’une façon poétique.
Claude Bonin-Pissarro : Oui. Pour l’harmonie, je peux mettre du rose, de l’orange. Quand on veut peindre quelque chose, c’est souvent d’après la chose mais j’invente la traduction.
A la Galerie Réno, il y a Les Baigneurs, c’est très moderne.
Claude Bonin-Pissarro : Oui, il y a des corps orange, un autre est noir. C’étaient des impressions sous le soleil.
J’ai remarqué que quand il y a des corps, le détail des visages n’y est pas. Il n’y a pas de portrait à l’exposition.
Claude Bonin-Pissarro : Non. Ce sont des personnages, ils indiquent un lieu.
Vous avez eu une carrière professionnelle active, en parallèle est-ce que vous avez pu continuer à peindre ?
Claude Bonin-Pissarro : Oui, bien sûr. J’ai fait beaucoup de publicité. J’ai créé des livres, des couvertures, des illustrations. J’ai organisé après-guerre une grande exposition, en Australie, sur l’École de Paris.
Vous avez beaucoup peint votre village, Galargues.
Claude Bonin-Pissarro : J’en n’ai pas d’autres ! (Rires) Je peins là où je suis.
Vous trouvez du beau ?
Claude Bonin-Pissarro : Non, il n’existe pas à chaque fois mais j’arrive à donner une qualité, je sais pas comment. Je dessine souvent une rue de Galargues, c’est toujours la même rue, j’essaie de lui donner un intérêt différent par la couleur, par des notes.
Vous venez d’une famille d’artistes, qu’avez-vous retenu de votre grand-père ?
Claude Bonin-Pissarro : Tout.
Vous écrivez actuellement sur votre grand-père.
Claude Bonin-Pissarro : J’écris avec son regard. J’invente sa façon de voir et je me rapproche de lui. Je m’appuie sur les livres que l’on a, et mes parents avaient des œuvres que je voyais au quotidien. Dans mes écrits, j’arrive à voir ce qui l’intéresse, telle lumière. Un sujet peut être banal mais ça ne suffit pas à faire un beau motif. Dans les toiles de mon grand-père, brusquement c’est beau par les couleurs, elles vivent. Tout ça, ça sort de la peinture, c’est ce qui est intéressant. Mon grand-père a fait de superbes paysages en raison de la couleur du ciel, d’une meule de foin, il a fait un chef-d’œuvre. Il y a son esprit, sa tendresse.
Est-ce que vous avez été proche de vos oncles ?
Claude Bonin-Pissarro : Pas tellement, à cause de l’éloignement, mais j’étais proche d’esprit. Georges Manzana8 venait souvent voir ma mère. J’ai fait le portrait de Paulémile9 et de ses trois enfants. Rodo10 habitait Montmartre, j’ai vécu près de lui après la mort de ma mère. Il m’a beaucoup dit et appris sur la peinture, c’est lui que j’ai davantage connu. On déjeunait ensemble, j’ai appris à devenir expert de Camille Pissarro par mon oncle. Il avait un œil juste, il a appris la peinture dans l’atelier de son père.
Votre fils, Frédéric Bonin-Pissarro (né en 1964), peint.
Claude Bonin-Pissarro : Oui, il est peintre. Il vit aux États-Unis. J’ai épousé Sylvie Ormaechea, elle est d’origine basque, elle m’a beaucoup soutenu, elle a été précieuse. Elle est très importante. Nous avons eu deux enfants, Frédéric peint et Lila a fait du théâtre.
Je vous remercie.
Propos recueillis par Fatma Alilate
Notes :1. S.T.O. : Service du travail obligatoire pendant l’Occupation.
2. Jacques Jaujard (1895-1967), haut fonctionnaire qui a permis la protection des œuvres du Louvre et de collections de musées de province.
3. Turpitudes sociales, ouvrage réalisé en 1889 par Camille Pissarro, réédité en 2009 aux Éditions PUF, coll. «Sources».
4. Les Pissarro ont eu deux filles : Jeanne dite Minette (1865-1874) et Jeanne dite Cocotte (1881-1948), mère de Claude Bonin-Pissarro (né en 1921).
5. Catalogue de l’Exposition Les Pissarro, une famille d’artistes au tournant des XIXe et XXe siècles, 29 novembre 2015 au 28 février 2016 – Musées de Pontoise.
6. Orovida Camille Pissarro (1893-1968) dite Orovida Pissarro.
7. Julie Vellay (1838-1926) venue d’une famille paysanne est entrée comme domestique dans la famille Pissarro. Camille Pissarro s’est d’abord mis en ménage avec elle avant de l’épouser ; la famille s’est opposée à cette union.
8. Georges Pissarro(1871-1961) dit Georges Manzana-Pissarro.
9. Paul-Émile Pissarro (1884-1972) dit Paulémile Pissarro.
10. Ludovic Rodolphe Pissarro (1878-1952) dit Ludovic-Rodo Pissarro.
Exposition Rétrospective Claude Bonin-Pissarro
Galerie Jean-Claude Réno
10 Rue Saint-Firmin
34000 Montpellier
Tél. : 04 67 66 37 30
Ouverture du mardi au samedi de 10h00 à 12h00 et de 14h30 à 18h30
Jusqu’au samedi 7 mai 2016
Entrée libre
Ajouter un commentaire