Le 16 octobre a eu lieu une rencontre-lecture au Théâtre de Gennevilliers qui réunissait le dramaturge japonais Kurô Tanino et Sabine Chevallier des Editions Espaces 34. Kurô Tanino est un des représentants de la nouvelle scène japonaise. Ses pièces ont notamment été présentées au Festival d’Automne.
Les relations des personnages
Daniel Jeanneteau, metteur en scène et directeur du Théâtre de Gennevilliers, a programmé trois pièces de Kurô Tanino. Il considère que cette découverte est un des moments les plus importants de son parcours. Il est toujours surpris par la dimension imprévisible des créations de Kurô Tanino y compris dans la préparation d’un spectacle et il a rappelé la complicité qui unit les personnages qui s’expriment dans une langue du quotidien. Kurô Tanino l’a approuvé : « Tout se fait à travers les relations des personnages avec en arrière-plan des mots simples. » Actuellement Kurô Tanino prépare une nouvelle version de The Dark Master (Le maître obscur) qui sera présentée à l’édition 2024 du Festival d’Automne. Il a décidé de retravailler la pièce initiale dans un contexte différent avec cette fois-ci des comédiens français. Trois d’entre eux – Jean-Luc Verna, Gaëtan Vourc’h et Stéphanie Béghain – ont lu des extraits de deux pièces. Pour The Dark Master, l’intrigue se déroule dans un restaurant très sombre d’Ôsaka, un immeuble doit être prochainement construit. Un jeune en balade arrive, le patron très asocial est en train de prendre son repas. Très vite, il suggère un pacte : lui transmettre ses secrets de cuisinier par une oreillette en se cachant dans son appartement à l’étage. Il ne sait pas faire l’accueil et supporte mal les clients.
Les plats sont préparés sous les yeux des spectateurs. Au-delà de la confiance ressentie par le jeune placé en situation de réussite, une relation d’emprise sournoise s’instaure. « Le jeune sait très peu de choses sur la vie et le Chef va donner, donner, indique Kurô Tanino. Il va lui donner à manger, un salaire, lui servir de l’alcool. A force de donner, le patron va faire un véritable lavage de cerveau. Ce jeune va perdre au fur et à mesure sa propre humanité. » Dans la réécriture de la nouvelle version – il y en a eu trois jusqu’à présent -, Kurô Tanino s’interroge sur ce qu’est l’être humain à une période comme la nôtre où tout est programmé. Il souhaiterait aussi définir le dark master : cette chose sans substance qui nous domine.
Différents points de vue
La seconde pièce présentée est Avidya, l’auberge de l’obscurité. Dans une auberge d’une cure thermale située dans les montagnes du Japon arrivent deux marionnettistes : un homme âgé qui est un nain et son fils. Personne ne les attend et ne semble informé de leur venue. Le lieu menacé de destruction par un plan de renouvellement urbain est presque à l’abandon, mais il reste fréquenté par quelques fidèles.
Quand Kurô Tanino a écrit ces deux textes, il était très attristé par la destruction des paysages qu’il avait connus et qui étaient remplacés par des bâtiments modernes. « Ils en rêvent ces cons ! », dit le patron dans The Dark Master. Kurô Tanino est très attentif aux pressions que subissent les personnages, la vision cynique est plus marquée dans The Dark Master même si la pièce n’est pas dénuée d’humour – le public a souvent ri pendant la lecture.
Les didascalies sont très développées, Kurô Tanino a de fortes angoisses dont celle de disparaître. Il souhaite que ses pièces puissent être jouées quoi qu’il arrive. Différents points de vue (personnages, narrateur…) caractérisent ses textes : « Parfois lorsque j’écris je deviens un personnage, puis je redeviens l’auteur. Je peux aussi être un autre personnage que celui qui est en train de parler. » Daniel Jeanneteau a souligné sa maîtrise de l’art de la durée, du rythme. Il a évoqué une atmosphère flottante alors que ses pièces sont rigoureusement écrites : « Kurô Tanino amène à des intimités surprenantes, parfois presque gênantes. » Il sait créer un climat trouble par la scénographie, les silences.
Les textes en traduction française sont à découvrir aux Editions Espaces 34 qui ont été fondées il y a une trentaine d’années à Montpellier. L’éditrice Sabine Chevallier porte de l’intérêt à la qualité de la langue, l’originalité des univers. Elle publie des textes de théâtre contemporain dont certains n’ont pas été mis en scène. Sept textes japonais ont été publiés en étroit partenariat avec des traducteurs, trois ont pour auteur Kurô Tanino. Sabine Chevallier a été très émue de le rencontrer pour la première fois et lui a dit son admiration pour son amour des gens qui transparaît dans ses créations.
Fatma Alilate
The Dark Master de Kurô Tanino traduit du japonais par Miyako Slocombe – Editions Espaces 34, 97 pages, 14 euros
Avidya, l’auberge de l’obscurité de Kurô Tanino traduit du japonais par Miyako Slocombe – Editions Espaces 34, 97 pages, 14,80 euros